(suite et fin )
Mireille et Nathan firent donc le voyage,
arrivèrent épuisés par le décalage horaire ;
à peine le temps d’une douche,
et ils étaient dans le bureau du Coroner.
Celui-ci les accueillit
avec beaucoup de déférence et de cordialité mêlées ;
nombre de démarches avaient donc été déjà assurées
par les diverses administrations locales,
mais maintenant, il fallait affronter la découverte du lieu.
Mireille n’en menait pas large,
soucieuse, voire perturbée par l’irruption
qu’elle allait faire dans la vie de son oncle inconnu.
C’était une sorte de défloration,
le viol d’une intimité jalousement préservée par la distance
et le mutisme délibéré,
c’était l’effraction du coffre-fort d’un cœur,
c’était tout ce qu’elle haïssait au plus profond d’elle-même.
Le Coroner proposa de les déposer,
Nathan et elle, au domicile de l’oncle.
*
Ils traversèrent ainsi la ville, sur des kilomètres
ce long, si long étirement de boulevards.
*
*
Le voyage avait épuisé Mireille,
qui dodelinait contre l’appuie-tête, elle ne vit rien,
entendit vaguement Nathan
qui l’alertait sur telle ou telle curiosité déjà connue de lui.
Elle ne vit rien.
Le véhicule stoppa enfin.C'était Down Town .
La rue avait un aspect déplaisant, pas vraiment misérable,
mais très contrasté, comparé ce que Nathan
avait vu et aimé de L.A.
Quelques immeubles de trois ou quatre étages pas plus,
aux crépis défraîchis, et grisâtres,
quelques terrains vagues entre des blocs, quelques âmes
qui traînaient sur les larges trottoirs,
des magasins essentiellement d’alimentation,
petits , sans caractère, et qui devaient assurer
la survie de la population locale.
Au numéro 159, un de ces immeubles impersonnels,
fenêtres à barreaux au rez- de chaussée, puis dans les étages,
des semblants de balcons métalliques, l’escalier de secours,
une infinie tristesse malgré le grand ciel bleu,
l’air chaud de cette fin de matinée.
Le Coroner les guida vers la porte,
et sonna pour avertir le gardien.
Un homme entre deux âges, en tricot de corps,
apparut dans l’encadrement de l’entrée ;
il s’avança et tendit vers Mireille une main courte et grasse,
ébaucha un salut souriant,à la fois sincère et maladroit,
que Mireille interpréta comme gêné.
Il remit au Coroner le trousseau de clés.
Le lieu sentait le renfermé,
l’humide malgré la chaleur extérieure.
Mireille ne put mieux trouver
que de rapprocher les odeurs de la couleur grise.
Voilà, c’était bien de cela qu’il s’agissait, du gris neutre,
le gris était omniprésent, depuis le départ de Roissy,
Mireille n’avait perçu dans son esprit
que des images en gris et là, tout à coup,
ces images prenaient vie,
dans le lieu même où elle allait côtoyer la mort.
Elle avait décliné la proposition du Coroner
de se rendre à la morgue pour voir l’oncle Adrien,
au froid depuis qu’on l’avait découvert,
bien incapable d’une telle démarche,
et maintenant qu’elle gravissait les degrés de l’étage,
elle savait que ce qui l’attendait
se révèlerait mille fois plus insupportable,
elle l’avait su depuis le début.
Une porte marron, sans nom, ni sur la porte,
ni à côté de la sonnette
Le gardien s’éclipsa.
Le Coroner mit la clé dans la serrure, et la porte s’ouvrit.
Devant Nathan et Mireille apparut alors le secret de l’oncle.
On rentrait directement
dans la première des deux pièces du logement,
à vocation de cuisine, pièce à vivre, bureau…
L’odeur submergea le gris. C’était effroyable,
Nathan se précipita pour ouvrir la fenêtre.
La partie cuisine,
si ce mot pouvait ici prendre sens, se distinguait par un évier,
un petit réchaud à gaz avec un unique feu,
quelques caisses à oranges posées à même le sol :
au milieu de rares légumes pourris, couraient les cafards.
Ils étaient partout :
sur la table,
grouillant sur l’assiette, le verre, le couteau,
la fourchette, la cuillère, chacun unique,
(Mireille n’en découvrit nuls autres),
dessus, dessous, devant derrière, noirs et gras,
on les entendait se déplacer en crissant.
De violentes contractions d’estomac saisirent Mireille,
au bord de la nausée.
La table, les reliefs de repas inachevé
(on avait trouvé l’oncle par terre,
aupied de l’unique chaise, devant l’unique table),
des enveloppes jongeant le sol,
pour certaines ouvertes, pour beaucoup d’autres fermées,
des carnets aux couvertures cornées,
des journaux éparpillés,
des papiers par centaines, une pathétique panique .
Mireille regarda autour d’elle, elle ne vit alors que son fils,
les bras le long du corps, hagard, déjà accablé
par la tâche qui les attendait.
Il faudrait brasser les papiers,
trouver les noms des amis , des connaissances, à prévenir,
vérifier les relevés de compte, débarrasser tout en trois jours,
trois jours pas plus accordés par le propriétaire des lieux.
Il était tard.
Ils quittèrent l’appartement,
le quartier, pour rejoindre le quartier, l'appartement de Scarlett
qui les accueillit et leur offrit le meilleur d’elle –même,
son amicale présence et l’assurance ce que le lendemain,
ses bras se joindraient aux leurs.
Le mardi,
ils s’attaquèrent tous trois à l’impensable, fouillant les étagères
pour trier ce qu’il y avait à conserver : rien.
L’appartement était plein de vide.
Ils remplirent des sacs poubelles de rien, papiers découpés,
vieux articles, bouts de cartons déchirés,
boîtes de conserve vides par dizaines,
*
frôlant les cafards
qui ne se décidaient pas à débarrasser le plancher ;
pas d’armoire, Adrien avait en tout et pour tout vestiaire
un de ces portemanteaux perroquet de bar
où s’accrochaient trois chandails, une sorte de pardessus beige,
trois chemises,
deux pantalons, pendus par leur ceintures au perroquet
et au pied de l'épouvantail ainsi nippé,
dans une caisse à oranges,
une de plus ! des slips et caleçons,
des sous vêtements douteux, une paire de sandales.
Tout à coup, Nathan, qui allait le jeter,
ouvrit un cahier à spirale graisseux :
en tombèrent des photos, des cartes postales de Bretagne,
de Provence...
toute la vie de famille d’Adrien,
Mireille en communiante, deux images de cette communion
*
son faire part de mariage, Nathan et sa sœur enfants,
le cousin Thierry, les cartes envoyées par son père,
toutes elles étaient là, religieusement conservées,
et à côté du petit lit,
seul meuble de la chambre minuscule,
la valise qui servait de table de chevet.
*
*
*
Toutes ces découvertes provoquaient
à Mireille un haut le cœur,
elle fouillait l’intimité de quelqu’un qu’elle ne connaissait pas,
elle en était contrite, et elle ne découvrait pourtant rien.
Car le secret d’Adrien résidait en ce seul mot :
RIEN
il avait exercé une profession indéterminée
qui lui procurait une petite retraite dont ils retrouvèrent trace
dans les relevés bancaires,
il possédait un véhicule puisque plusieurs lettres, jamais ouvertes
et qu’ils décachetèrent, indiquaient que la voiture d’Adrien
était en fourrière depuis 8 mois. Il n’avait pas bougé.
Ils prirent contact avec la dite- fourrière,
il y avait une somme faramineuse à régler,
pour récupérer une épave rose, qu’ils abandonnèrent pour la casse.
Mireille se rendit à la Banque où était versée la retraite ;
elle fut agréablement surprise de l’accueil
et de la simplicité des formalités, ses papiers d’identité,
une attestation du Coroner suffirent
pour lui permettre de rentrer en possession
des 20 000 dollars du compte.
Epilogue :
Scarlett,
Mireille et Nathan vidèrent les lieux dans les temps, ils ne trouvèrent personne à prévenir,pas trace d’amis,de connaissances,
de simples relations, pas un seul numéro de téléphone noté, pas d'adresses .
La facture détaillée du téléphone indiquait quelques appels d’Adrien
vers la banque, une ou deux fois, vers un poste de secours de
police, trois fois rien
Mireille donna son autorisation à l'incinération et la dispersion des cendres.
Le gardien révéla à Mireille que l’oncle disait bonjour, bonsoir, que
parfois il partait en voiture. Il avait, une fois, une seule fois,
confié qu’il aimait bien se rendre pour marcher sur les hauts de
L.A, là où l’on domine la ville.
Mireille prit la valise qui avait fait le voyage de Bretagne à Paris,
de Paris au Canada, du Canada à Los Angeles,y mit les photos,
les quelques cartes postales, emporta aussi l’assiette, le verre,
les couverts d’aluminium d’Adrien, le tout pieusement enveloppé
dans des journaux, regarda une dernière fois le petit logement
où rien ne s’était passé,et referma la porte sur une vie.
*